Pacte vert, la pomme de discorde européenne

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Défendu par certains, critiqué par d'autres, et souvent incompris, le "Green Deal", le Pacte vert européen pour lutter contre le changement climatique, a fait l'objet de vifs débats au sein de l'Union européenne ces derniers mois. En quoi consiste-t-il et pour quelles raisons est-il controversé ?

Ce numéro de Witness nous emmène en République tchèque, où les débats ont été les plus houleux, plus précisément dans une aciérie.

L'entreprise en question produit chaque année environ 2,5 millions de tonnes de ce que ses propriétaires qualifient d'"acier vert", et affirme rejeter près d' 1,6 tonne de CO2 pour chaque tonne d'acier fabriquée, ce qui est inférieur au seuil de durabilité. D'autres améliorations sont en cours.

"Nous préparons actuellement un projet visant à remplacer l'un de nos hauts fourneaux par un four à arc électrique", explique Jiří Mravec, responsable de l'innovation et de la transformation chez Třinecké Železárny. "Nous utiliserons également de la ferraille pour fabriquer de l'acier. Cela permettra d'économiser plus d'1,5 million de tonnes de CO2 par an".

L'entreprise emploie 7 000 personnes, et prévoit d'investir 500 millions d'euros supplémentaires dans les technologies durables au cours des cinq prochaines années.

"C'est très compliqué en termes d'infrastructure et de logistique", poursuit-il. "Tout d'abord, nous devons libérer de l'espace pour ce nouveau versant de la production. Nous devons également veiller à ne pas arrêter la production pendant un semestre ou toute une année".

Cette structure dit travailler activement à la mise en œuvre du Pacte vert européen, un texte regroupant un ensemble d'initiatives politiques, qui prévoit que l'UE devienne neutre en carbone et que ses émissions nettes de gaz à effet de serre soient nulles d'ici 2050.

Certains acteurs du secteur industriel tchèque s'y sont déjà engagés. Mais beaucoup d'autres ont des difficultés à amorcer ce tournant.

Dans une autre usine, qui fabrique près de 50 000 tonnes d'objets en cristal de Bohême chaque année, tous les fours à gaz sont passés à l'électricité sans financement de l'État ni de l'Europe.

Mais le Pacte vert exige des réductions encore plus importantes en termes d'émissions de gaz, ainsi qu'un strict respect des normes concernant les eaux usées ou l'utilisation de produits chimiques. Sans soutien financier ou exemptions réglementaires, l'entreprise, qui emploie 800 personnes, fera faillite, selon son PDG.

"Les politiques du Pacte vert nuisent à notre activité", estime Jaroslav Seifrt, PDG de Crystal Bohemia, "et elles nuisent en particulier à notre compétitivité, car, bien entendu, ces réglementations n'existent pas en dehors de l'UE. La concurrence de la Chine, de l'Inde et de la Malaisie s'intensifie et, bien entendu, nous y faisons face avec de plus en plus de difficultés. C'est une question de priorités politiques : les autorités européennes et tchèques veulent-elles que l'industrie existe ou non ?".

Les coûts sociaux liés au Pacte vert bousculent un pays déjà marqué par une déliquescence de son tissu industriel. Et les salariés craignent de payer le prix fort du manque de préparation à la transition écologique, reconnaît un syndicaliste du secteur de l'acier.

"Sur le papier, le Pacte vert est une bonne chose", indique Petr Zigzulka, syndicaliste. "Si l'Europe était une planète en dehors du système solaire, nous y serions certainement favorables. Malheureusement, l'Europe n'émet qu'environ 8 % du total des émissions mondiales de gaz à effet de serre chaque année. Par conséquent, si les émissions en Europe diminuaient de moitié, où seraient-ils, les 96 % restants qui sont émis ? Tel est le problème. Nous trouvons cela très inquiétant et nous ne voyons rien de positif dans cette situation, à moins qu'un investisseur décent ne se présente, un entrepreneur qui souhaite mettre en œuvre la décarbonation, tout en maintenant la production et l'emploi existants".

Certaines initiatives allant en ce sens ont déjà débuté, à l'instar du projet de transformation d'une centrale à charbon polluante en une centrale biomasse à faible émission. Un investissement de 80 millions d'euros devrait permettre de réduire les émissions de cette centrale de 98 % à partir de 2026.

"Le problème de l'énergie doit être résolu", estime Pavel Cyrani, vice-président du conseil d'administration de CEZ, la plus grande entreprise énergétique du pays. "La durabilité compte, parce que tout le monde parle de réduction des émissions, mais en même temps, la compétitivité et la sécurité comptent aussi. Nous ne pouvons pas nous concentrer uniquement sur l'un de ces piliers et laisser de côté les deux autres, car si nous perdons en compétitivité ou si nous n'avons pas de sécurité d'approvisionnement, alors la durabilité ne peut pas constituer l'unique objectif qui ait du sens pour l'Europe".

Ces efforts seront-ils pour autant suffisants ? Cela ne sera pas forcément le cas, selon un expert en politique énergétique et en changement climatique. Car le pays se trouve à la croisée des chemins, et ne parviendra pas à une transition verte rapide sans disposer de davantage de ressources.

"Si nous parlons d'énergie renouvelable, par exemple, la République tchèque a un objectif très ambitieux : atteindre au moins 33 % d'énergie renouvelable d'ici 2030", relève Štěpán Vizi, analyste au sein du Centre pour le transport et l'énergie. "Au cours des deux dernières années, nous avons assisté à une hausse assez notoire des installations solaires, motivée par la crise de l'énergie. Mais il y a encore très peu d'énergie éolienne. Presque aucune éolienne n'a été installée au cours des dernières années, c'est donc une question à laquelle il faut s'attaquer".

Comment s'assurer que le Pacte vert soit mis en œuvre en répondant à un impératif de justice sociale ?

Les ONG s'accordent à dire que les systèmes éducatifs, économiques et sociaux devront s'adapter pour fournir aux travailleurs les compétences requises par les nouvelles technologies durables.

Il faudra également aider les consommateurs à faire face à la hausse des coûts que des transports et une énergie plus efficaces ne manqueront pas d'imposer.

"En ce qui concerne la transformation équitable", note Miriam Macurová, experte en environnement au sein de Greenpeace République tchèque, "il s'agit principalement d'une questions de finances et d'attention portée aux foyers à faibles revenus et aux foyers les plus vulnérables. Pour l'instant, il existe déjà des mesures d'épargne verte, qui ne s'adressent qu'aux personnes les plus vulnérables. Il faudra l'étendre. Nous aurons également besoin d'un ancrage législatif du principe de "sobriété énergétique" pour pouvoir y travailler de manière structurelle. Car le problème est structurel.

Ces derniers mois, le Pacte vert a également fait l'objet d'un vif débat dans un autre pays européen : l'Irlande, dont l'économie repose largement sur l'agriculture.

La ferme Gearoid se considère comme particulièrement respectueuse de l'environnement. Un hangar high tech a été construit pour le stockage et le traitement des nitrates. Des arbres ont aussi été plantés, tout comme des haies, sur la propriété, pour garantir la biodiversité. Mais tout cela pourrait ne pas suffire.

Selon un nouveau plan gouvernemental orienté par le Pacte vert, l'agriculture doit réduire ses émissions de 25 % d'ici à 2030. Et les 135 000 exploitations agricoles du pays craignent pour leur avenir.

"L'agriculture représente 30 % de nos émissions totales en Irlande", indique Gearoid Maher, agriculteur. "L'Irlande est essentiellement un pays agricole; nous n'avons pas beaucoup d'industrie ici. Donc même si nous réduisons nos émissions de 25 %, nous resterons le secteur le plus polluant. Cela signifie, c'est évident, que le seul moyen d'atteindre cet objectif sera de réduire le nombre de vaches".

"Pensez-vous que les producteurs sont des boucs émissaires ?", demande Julian Gomez.

"C'est certain", juge Gearoid Maher, "si vous regardez l'Europe et ses législateurs, beaucoup d'entre eux sont détachés de l'agriculture. Et je pense que l'agriculture est considérée comme une cible facile. Il est beaucoup plus aisé de se débarrasser des vaches que des voitures ou de l'industrie".

Karen et Joseph possèdent de leur côté 160 vaches. Leur exploitation familiale existe depuis trois générations, et ils produisent environ 850 000 litres de lait par an.

"On reproche beaucoup de choses aux vaches", notent Karen et Joseph Smyth, agriculteurs. "Par exemple, on ne parle pas beaucoup des avions dans le ciel, des aéroports. Les législateurs devraient voir plus loin. Nous, les agriculteurs, nous faisons tout notre possible pour répondre à ces exigences".

Dans une vaste grande usine de transformation laitière, cette fois, quelque 500 millions de litres de lait sont transformés chaque année en produits tels que la caséine. L'entreprise affirme avoir investi dans des systèmes de récupération de la chaleur pour réduire ses émissions, et 90 % des produits laitiers irlandais sont destinés à l'exportation.

Avec des normes environnementales de plus en plus strictes, le secteur risque de perdre sa compétitivité, affirment les dirigeants.

"Nous sommes en concurrence à l'échelle mondiale avec des produits laitiers provenant de régions qui ne sont pas tenues de respecter ces obligations", déplore Dan McMahon, directeur commercial d'Arrabawn. "Nous pourrions donc perdre des parts de marché et, ce faisant, menacer les moyens de subsistance de nos exploitations familiales".

Les associations irlandaises de défense de l'environnement disent comprendre les craintes du secteur agricole. Mais elles affirment que s'écarter du Pacte vert ne constitue pas une option viable, et que les efforts doivent être partagés équitablement.

"L'accent est mis sur l'agriculture", note Oisín Coghlan, directeur exécutif de l'ONG Friends of the Earth. "Mais les transports et les systèmes de chauffage domestique sont très complexes et ne font pas l'objet de la même attention. Et ils devraient pourtant être davantage examinés. Le problème est que lorsque vous devez opérer un changement de manière soudaine, il est plus difficile de le faire de manière équitable. Tout simplement parce que c'est plus brutal. Mais quel est le meilleur moment pour planter un arbre ? C'était il y a 20 ans. Quel est le deuxième meilleur moment ? Aujourd'hui. Plus tôt nous commencerons la transition, comme nous l'avons déjà fait, plus tôt nous nous concentrerons sur ce travail, et mieux ce sera pour tout le monde".

Les statistiques montrent que les émissions de gaz à effet de serre par personne et par an, en Irlande, sont très élevées par rapport aux normes européennes.

Les objectifs du Pacte vert sont-ils réalistes pour une économie aussi dépendante de l'agriculture ?

"C'est techniquement faisable", estime Diarmuid Torney, professeur associé de politique au sein du DCU (Centre for Climate and Society) de l'université de Dublin. "Nous savons quelles mesures nous devrions prendre pour atteindre les baisses requises par la législation sur le climat. Mais des questions se posent quant à la faisabilité politique et à la volonté du système politique irlandais et de la société irlandaise de s'engager sur cette voie. L'histoire montre qu'en Irlande, il n'est pas difficile d'élaborer des politiques. Par le passé, l'Irlande a été exemplaire dans la définition de politiques et d'ambitions, mais beaucoup moins lorsqu'il s'agissait d'assurer leur mise en œuvre".

Et l'élevage n'est pas le seul secteur agricole du pays à être actuellement montré du doigt, car l'utilisation de la tourbe fait aussi l'objet de critiques.

Formées par l'accumulation de végétation en décomposition, les tourbières couvrent de vastes zones en Irlande. Les habitants ont survécu pendant des siècles en drainant les tourbières et en utilisant la tourbe comme combustible. Quelque 100 000 foyers l'utilisent encore comme moyen de chauffage.

La tourbe combustible est moins calorifique et produit plus d'émissions que le charbon.

Les tourbières sont aujourd'hui protégées dans toute l'Europe, écosystèmes riches et fragiles fonctionnant comme des puits de carbone naturels. Mais l'Irlande permet encore à des milliers d'habitants de consommer la tourbe de leurs propriétés à des fins domestiques.

"Je ne fais de mal à personne", se défend Conor Wynne, qui coupe de la tourbe à Kildare. "Je chauffe ma maison, je garde ma famille au chaud. Pas seulement ma maison, mais aussi d'autres foyers. Je suis autosuffisant en énergie, pourquoi devrais-je cesser de l'être ? Quand on regarde autour de soi, on n'a pas l'impression de marcher dans un désert".

Sous la pression accrue du Pacte vert et des directives environnementales, cette tolérance pourrait bien prendre fin. La Cour européenne de justice a déjà condamné l'Irlande pour ne pas avoir suffisamment protégé ses écosystèmes de tourbières. Et les consommateurs locaux craignent la fin de leur tradition.

"Lorsque les gens nous accusent de détruire l'environnement, ou de générer de la pollution, j'ai du mal à l'accepter", affirme Fiona Conlan, à Kildare. "J'ai du mal à l'accepter parce qu'en ce qui me concerne, nous ne sommes qu'un grain de sable dans un immense désert. Il y a de grandes entreprises, des industries pharmaceutiques qui déversent tous les produits chimiques qu'elles veulent dans l'atmosphère. L'aéroport de Dublin envisage de s'agrandir et de construire une nouvelle piste pour accueillir des milliers d'avions supplémentaires. Et dans ce cas, personne n'est responsable".

Pourtant, ces écosystèmes ont besoin d'être protégées en urgence, insistent les experts en environnement. Au siège du Conseil irlandais pour la conservation des tourbières, une exposition relate l'importance historique de la tourbe pour l'économie locale.

"La tourbe a longtemps été la seule source d'énergie fiable en Irlande", indique Tristram Whyte. "Pendant la Seconde Guerre mondiale, le Royaume-Uni a cessé d'importer du charbon en Irlande. L'Irlande devait donc être autosuffisante en matière d'énergie. Quiconque a vécu en Irlande au cours des 60, 70, 80 dernières années, sait que pour allumer la lumière, il fallait utiliser de la tourbe pour produire du carburant et de l'électricité".

Mais les temps ont changé, et il est temps d'adopter des sources d'énergie plus vertes, reconnaissent certains visiteurs.

"Lorsque mes parents ont vieilli, ils ont eu droit à ce qu'ils appelaient du combustible gratuit", indique une visiteuse. "Et l'un de ces combustibles gratuits était la tourbe. En Irlande, il y a du vent 90 % du temps. Je pense donc que nous devons vraiment investir dans des parcs éoliens pour nous assurer que le chauffage et l'électricité que nous utilisons proviennent d'options plus propres. De plus, le vent est gratuit et renouvelable".

En tant que puits naturels de CO2, ces tourbières sont également considérées comme essentielles pour aider l'Irlande à gérer son empreinte carbone et atteindre les autres objectifs du Pacte vert.

"Nous sensibilisons constamment à l'importance des tourbières", poursuit Tristram Whyte, "à ce qu'elles nous apportent, comme la filtration de l'eau, l'habitat pour la biodiversité, la séquestration du carbone. Nous ne sommes pas insensibles à ce que représentent les tourbières et aux conséquences que l'arrêt de leur exploitation aurait pour de nombreuses personnes. Elles sont leur seule source de combustible et nous devons en être conscients. Mais nous comprenons aussi qu'il existe aujourd'hui des énergies renouvelables et que nous pouvons nous éloigner des pratiques nocives et destructrices liée à leur utilisation".

Les consommateurs locaux insistent sur le fait que la tourbe leur permet de chauffer leurs maisons pour moins de 400 euros par an.

Ils accusent les autorités européennes d'hypocrisie écologique, car elles les poussent à abandonner leur propre tourbe, tout en autorisant son importation depuis d'autres pays de l'UE.

"Ce reçu prouve que ce morceau de tourbe coûte 13 euros", montre Fiona Conlan. "Elle peut provenir de Pologne, de Slovaquie, de Slovénie ou d'autres pays. Et ils nous parlent encore d'empreinte carbone ? Ils continuent à nous marteler les dégâts que nous causons... Mais il nous suffit de marcher cinq minutes, de couper notre tourbe, d'utiliser notre propre tracteur, notre propre remorque et notre propre main-d'œuvre. Et pourtant, cette tourbe vient de pays lointains. Elle doit être transportées par bateau, chargée sur des camions et transportée dans tout le pays".

L'effort pour devenir le premier continent climatiquement neutre d'ici 2050 est devenu un débat sociopolitique brûlant au sein de l'Union européenne. Et au-delà des élections européennes, le Pacte vert aura encore une feuille de route bien remplie.

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