IKEA dans le viseur : les meubles en kit résultent d'une "destruction méthodique" des forêts roumaines

Grumes au bord de la route forestière dans la forêt appartenant à Ingka à Bistricioara, Ceahlău, comté de Neamț. ©Bruno Manser Fonds/Agent Green

C'est le revers de médaille des meubles en kit, qui se sont imposés dans les foyers du monde entier depuis des décennies.

Le mastodonte suédois IKEA a été accusé de contribuer à la détérioration fulgurante des forêts roumaines, qui s'avèrent d'une grande richesse en termes de biodiversité.

Deux enquêtes publiées récemment révèlent l'impact du géant de l'ameublement sur les Carpates, l'une des plus grandes zones de forêts primaires et anciennes d'Europe.

Selon un rapport de Greenpeace, plus de 50 % des forêts anciennes de Roumanie ont disparu au cours des 20 dernières années, en raison de la corruption et d'une application inadéquate de la loi.

Un nouveau rapport de l'ONG détaille le rôle joué par IKEA et le groupe Ingka, son plus grand franchisé, dans ce pillage, dont une partie s'est déroulée dans des zones censées être protégées.

Pourquoi les forêts roumaines sont-elles menacées ?

Près de 3 000 kilomètres carrés de forêts roumaines sont protégés par la législation européenne, sous la bannière Natura 2000.

Mais l'industrie roumaine du bois, qui représente plusieurs milliards d'euros, et dont le cœur est gangréné par la "mafia du bois", reste en proie à une corruption systémique et à une application défaillante de la loi. L'exploitation et les pratiques forestières exercées de manière irresponsable menacent les forêts restantes.

En 2019, des fuites de données issues d'un rapport gouvernemental ont révélé que près de 40 millions de mètres cubes de bois étaient débités dans des forêts du pays chaque année, dont la moitié de manière illégale.

A lizard in Romania's biodiverse Carpathian forests.Greenpeace

En 2020, la Commission européenne a entamé une procédure d'infraction à l'encontre du gouvernement roumain, après que des ONG ont déploré son inaction face à l'abattage massif de forêts vierges, dans les zones protégées Natura 2000.

La Commission a également menacé de porter l'affaire devant la Cour de justice de l'Union européenne, ce qui n'a pas encore été fait.

"Malgré quelques améliorations et les avertissements de la Commission européenne, la Roumanie continue de ne pas respecter son obligation légale de protéger correctement les dernières grandes forêts primaires et anciennes de l'UE", indique Agata Syfraniuk, avocate principale spécialisée dans la protection de la faune et de la flore à ClientEarth, organisation spécialisée dans la protection de l'environnement.

"Si la Commission ne saisit pas la plus haute juridiction de l'UE pour dénoncer le mépris manifeste de la Roumanie à l'égard de la législation européenne sur la nature, l'avenir de ces forêts majeures s'annonce catastrophique", ajoute-t-elle.

IKEA accusé de 50 infractions présumées à la législation européenne et roumaine

Les organisations environnementales Agent Green et le Bruno Manser Fonds ont étudié neuf zones forestières. Sept d'entre elles appartenaient au groupe Ingka et deux étaient des forêts publiques liées à la chaîne d'approvisionnement d'IKEA.

Leur rapport d'avril, intitulé "IKEA : Smart Outside, Rotten Inside" (IKEA : intelligent à l'extérieur, pourri à l'intérieur), fait état d'au moins 50 infractions présumées à la législation européenne ou roumaine, et pratiques délétères en termes de de gestion forestière.

En l'occurrence, le rapport pointe des coupes rases pratiquées dans des forêts riches en biodiversité, mais aussi des dépassements du volume maximal autorisé de bois extrait, et l'absence de préservation d'arbres riches en biodiversité, tels que les vieux chênes, les hêtres et le bois mort.

A cleared area near Vecerd, Sibiu County, Romania - in a forest feeding IKEA's supply chain.Bruno Manser Fonds/Agent Green

Toutes les forêts étudiées, y compris les zones protégées, ont fait l'objet d'une exploitation commerciale intensive, ce qui a entraîné une grave dégradation des sols et des écosystèmes.

Les chercheurs ont examiné les méthodes de gestion forestière dans chaque propriété d'Ingka Investment en Roumanie, et ont constaté qu'environ 1 % seulement de la superficie totale était strictement protégée. Environ 8 % étaient partiellement protégés et plus de 90 % étaient gérés pour la production industrielle de bois, indépendamment du fait qu'ils chevauchaient ou non des sites protégés par Natura 2000, selon le rapport.

Greenpeace associe les fournisseurs d'IKEA à la destruction de forêts anciennes

Dans le cadre d'une enquête distincte, Greenpeace Central and Eastern Europe (CEE) s'est rendue dans les forêts anciennes de Roumanie pour examiner les chaînes d'approvisionnement d'IKEA.

Son rapport, intitulé "Assemble the Truth : Old Growth Forest Destruction in the Romanian Carpathians" (Reconstituer la vérité : la destruction des forêts anciennes dans les Carpates roumaines), affirme qu'au moins sept fournisseurs des principaux produits en bois d'IKEA sont liés à la "destruction méthodique" de forêts anciennes, dont deux sites protégés par le réseau Natura 2000.

Au moins 30 produits de ces fabricants de meubles ont été retrouvés dans les magasins IKEA de 13 pays, dont laFrance, l'Allemagne et le Royaume-Uni.

A production unit in Sighetu Marmației, Romania, linked by Greenpeace to IKEA.Greenpeace

Ingka et le groupe Inter IKEA - le franchiseur responsable de la chaîne d'approvisionnement d'IKEA - contestent fermement toutes les allégations contenues dans ces deux rapports.

Le groupe Ingka soutient que "les autorités n'ont trouvé aucune preuve de non-respect des réglementations forestières" et que ses pratiques sont "alignées sur les normes environnementales rigoureuses établies par les lois nationales et les organismes de certification internationaux tels que le Forest Stewardship Council (FSC)".

Le groupe Inter IKEA assure ne pas accepter de bois provenant de forêts anciennes protégées, et affirme que "les pratiques d'approvisionnement décrites dans le rapport de Greenpeace sont légales et conformes aux réglementations locales et européennes".

Les défenseurs de l'environnement affirment que leurs preuves sont solides, alors quelle est l'explication ?

Comment les fournisseurs d'IKEA peuvent-ils s'en tirer avec une gestion forestière "délétère" ?

"IKEA ne mentionne pas le contexte dans lequel elle travaille, ce qui est pourtant essentiel", déclare Ines Gavrilut, chargée de campagne pour l'Europe de l'Est au Bruno Manser Fonds.

"Tout le monde sait que la Roumanie est gangrenée par la corruption. Les choses peuvent sembler légales sur le papier, mais les enquêtes sur le terrain ont révélé des preuves évidentes de dégradation et de destruction", affirme-t-elle.

"Ce n'est pas une coïncidence si IKEA a investi massivement dans l'achat de forêts ici, car cela ouvre d'énormes possibilités d'exploitation forestière.

Certains défenseurs des forêts estiment qu'IKEA se cache derrière le FSC, un système de certification qui, selon eux, ne protège pas les forêts anciennes.

Simon Counsell, chercheur indépendant et ancien directeur de la Rainforest Foundation UK, a contribué à la création du FSC au début des années 1990, afin que les consommateurs puissent savoir quels produits faits de papier ou de bois provenaient d'une source durable. Mais M. Counsell a commencé à critiquer le système de certification, estimant qu'il présentait des lacunes.

"On sait depuis des années que le FSC ne garantit pas que le bois provienne de sources écologiquement ou socialement acceptables, et qu'il ne fait que blanchir le bois et les produits en papier".

"Il a refusé de s'attaquer aux nombreux problèmes sous-jacents de son système, en particulier le grave conflit d'intérêts qui fait que les sociétés d'audit de certification sont payées directement par les sociétés d'exploitation forestière qu'elles sont censées évaluer. Des entreprises comme IKEA n'ont aucune excuse pour prétendre que le FSC garantit que leur bois est issu de sources acceptables".

En réponse à cela, le FSC affirme qu'il ne permet pas aux mauvais élèves de faire partie de ce système, et qu'il déploie des mesures de protection, notamment des audits indépendants, pour garantir le respect de normes rigoureuses.

"Toute activité inacceptable de la part d'un détenteur de certificat ou d'une entreprise de son groupe entraîne l'ouverture d'une enquête publique qui peut conduire à des mesures correctives, voire à l'expulsion du système FSC".

Le FSC note également qu'il existe différentes définitions des forêts anciennes, ce qui donne lieu à différentes interprétations sur la manière de les identifier et de les préserver.

Qu'est-ce qu'une forêt ancienne ?

La définition roumaine est actuellement beaucoup plus restrictive que la définition proposée par la Commission européenne.

"IKEA veut la définition la plus restrictive possible des forêts anciennes, afin qu'elles ne soient pas protégées et qu'elles puissent être ouvertes à l'exploitation forestière intensive, comme c'est le cas actuellement", affirme M. Gavrilut.

Il existe également d'autres points de discorde. La stratégie de l'UE en matière de biodiversité et la stratégie forestière pour 2030 ne sont actuellement que des lignes directrices et ne sont pas juridiquement contraignantes au niveau de l'UE.

"Nos zones les plus riches en biodiversité, telles que les forêts des Carpates, sont censées être protégées, conformément aux objectifs fixés dans lastratégie de l'UE en matière de biodiversité pour 2030", explique Špela Bandelj Ruiz, chargée de campagne pour la biodiversité chez Greenpeace CEE. "Cependant, alors que ces objectifs restent lettre morte, les écosystèmes les plus riches d'Europe disparaissent."

"Ce n'est qu'en mettant en place des lois européennes juridiquement contraignantes pour protéger et restaurer la nature que des entreprises comme IKEA ne seront pas taxées de contribuer à la destruction du patrimoine naturel européen, comme dans les Carpates roumaines, à l'avenir", ajoute-t-elle.

Un business model basé sur la " Fast Furniture"

Entre-temps, le modèle commercial d'IKEA basé sur l'"ameublement rapide" s'est largement développé.

L'année dernière, l'entreprise comptait près de 500 magasins dans plus de 60 pays, générant environ 50 milliards d'euros.

En 2019, IKEA a consommé un arbre par seconde, selon l'organisation à but non lucratif Earthsight. L'entreprise continue de se développer et possède plus de 2 800 kilomètres carrés de forêts dans le monde. Plus de 500 kilomètres carrés se trouvent en Roumanie, ce qui en fait le plus grand propriétaire privé du pays.

Les forêts roumaines, qui sont de hauts lieux de la biodiversité, disparaissent à une vitesse fulgurante. Mais il n'est pas trop tard pour les sauver.

"Tout d'abord, Ingka et IKEA doivent reconnaître leurs torts, afin que nous puissions avoir un dialogue constructif", déclare M. Gavrilut. "Ils définissent les tendances pour l'ensemble du secteur et ont beaucoup de poids. Ils ont aussi le pouvoir d'oeuvrer de manière très positive".

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